V
Les sempiternels échanges de messages enfin achevés, Cendres découvrit que la longue nuit de novembre touchait presque à son terme : les laudes avaient été sonnées trois heures auparavant par la tour de l’horloge de Dijon et l’office de prime n’allait plus tarder à commencer. Le manque de sommeil lui piquait les yeux.
En descendant les rues glacées de Dijon, elle se réprimanda : Allons, ma vieille, réfléchis ! Peut-être ne reste-t-il guère de temps. Y a-t-il autre chose ?
À mi-voix, elle murmura : « Position actuelle du commandant général des forces gothiques ? »
Dans sa tête, la machina rei militaris, avec la voix de Godfrey, répondit : Campement du siège de Dijon, quadrant nord-ouest, quatre heures après la minuit ; pas de rapports ultérieurs.
Et toujours rien pour couvrir cette voix intérieure.
Pourquoi ne sont-elles pas là ? Est-ce pour la Faris… les Machines sauvages ne veulent pas l’effrayer ? Ou y a-t-il autre chose ?
Le clerc de La Marche se hâtait à ses côtés, entre des maisons de pierre trapues aux pas-de-portes noyés d’ombre, dans la crasse des ruelles tortueuses, tandis qu’une lumière vague descendait de la grisaille à l’est, prélude au lever du soleil. Il y avait des hommes et des femmes, leurs enfants serrés contre eux, qui dormaient pelotonnés contre des murs et des portes de chêne bardées de fer. Des chevaux et des mules de bât hennissaient, attachés à l’extérieur d’écuries mises à la disposition des réfugiés.
« Nous avons tout », hoqueta le clerc. Sa bouteille d’encre bouchée dansait à sa ceinture ; son manteau de laine était noirci de précédentes tentatives pour s’arrêter et écrire. Le manque de sommeil lui donnait le visage blême. « Capitaine… je vais rendre compte au représentant du duc… des positions de leurs forces…
— Dites-lui que je doute de pouvoir recommencer. Pas maintenant qu’ils savent que leurs communications sont compromises. »
La cloche d’une église tinta à quelques rues de distance. Tout le groupe – Cendres et son escorte, le clerc – s’arrêta simultanément pour écouter. Cendres poussa un soupir de soulagement. L’appel à la messe normal, et non le glas, lent et funèbre.
« Dieu garde le duc, murmura le clerc.
— Allez remettre votre rapport à La Marche », lui ordonna Cendres. Elle reprit sa route, les semelles de ses bottes dérapant sur l’ordure gelée du sol. Les bâtiments en avancée bouchaient pratiquement toute la clarté de l’aube. Thomas Rochester avançait en force, à la tête de sa lance, avec une torche de poix. Serfs et vilains entrés en ville pour s’y réfugier s’éveillèrent à demi, s’écartèrent ; un ou deux reconnurent la bannière, et Cendres entendit un « l’héroïne de Carthage ! » flotter dans l’air glacé.
Rochester demanda : « Vous êtes sûre que c’est une bonne idée, patronne ?
— C’est de la connerie » déclara Cendres, entre les grognements que lui arrachait ce petit trot à travers les rues de Dijon dans un harnois complet dont elle avait perdu l’habitude. « Le duc est au bout du rouleau, nous allons dans le camp ennemi sous une trêve supposée, et ils ont toutes les raisons imaginables de nous tuer d’entrée – ouais, bien sûr, Thomas : c’est une excellente idée !
— Ah ! Très bien. Ça me fait plaisir que vous disiez ça, patronne. Sinon, j’aurais pu commencer à me faire du mouron.
— Inquiète-toi assez pour demeurer aux aguets, répliqua Cendres sur un ton sardonique. Et demande-toi s’ils préféreraient avoir l’héroïne de Carthage et sœur bâtarde de la Faris morte ou vive. »
L’Anglais brun, en tête de l’escorte, lui jeta un sourire d’une totale insouciance. « Vous êtes capable d’entendre ce qu’elle raconte en confidence à sa Machine de guerre ? Je parierais mon argent qu’ils vont utiliser leurs arbalètes à la seconde où nous arriverons à portée ! Moi, je prendrais pas de risques, patronne. Pourquoi les croire plus idiots que moi ?
— Ce serait quasiment impossible. »
Thomas Rochester et les hommes qui le suivaient s’esclaffèrent.
« Elle ne va pas me tuer. Pas encore. » J’espère. Pas alors que je suis la seule autre personne capable d’entendre les Machines sauvages.
Bien entendu, elle peut ne pas accorder à ce fait la même importance que moi.
Rochester avait conscience, elle le voyait bien, de la possibilité qu’il allait mourir, et il n’en était pas plus inquiet qu’il ne l’aurait été face au champ de bataille. La chose la plus difficile au monde, songea-t-elle, c’est de donner des ordres qui vont entraîner la mort d’autrui.
« La Faris souhaite me parler, reprit-elle. Alors, regarde le bon côté des choses. Peut-être qu’ils ne nous tueront pas tant qu’elle ne l’aura pas fait.
— Pas de problème, patronne », riposta un des sergents de Rochester, un Anglais aux cheveux clairs qui portait la bannière personnelle de Cendres. « Question bagout, vous craignez personne. »
Le harnois de Cendres, attaché, sanglé et bouclé autour d’elle, lui donnait son impression coutumière d’invulnérabilité. Elle commençait à se mouvoir avec lui comme s’il ne l’avait jamais quittée. Elle avait attaché son fourreau contre la cuisse, avec une lanière de cuir, de façon à pouvoir tirer son épée d’une seule main, si nécessaire. Un des lanciers de Rochester portait sa guisarme.
Un filet glacé lui chatouillait le creux de l’estomac.
« Joli matériel. » Elle cogna les articulations de son gantelet contre la cuirasse du sergent. Les vingt hommes de Rochester avaient tous revêtu leur armure, empruntant à d’autres les pièces qui leur allaient le mieux.
« Faut montrer aux enturbannés ce qu’on a », grommela le sergent.
En marchant entre eux, entourée d’hommes pour la plupart plus grands et tous en armure, Cendres éprouvait une fallacieuse impression de sécurité totale. Elle sourit pour elle-même et secoua la tête. « Toute cette quincaillerie, et qu’est-ce qui se passe ? Un petit plouc vient vous planter un bâton aiguisé dans le cul. Peu importe, les gars. On a tous enfilé ses braies de maille[57], hein ?
— J’ai pas l’intention de leur tourner le dos ! » s’esclaffa Rochester.
L’atmosphère d’anticipation était électrique ; c’était un enthousiasme né de la certitude du risque encouru. Cendres se retrouva en train d’avancer à enjambées énergiques vers la place étroite qui menait à la poterne nord. Des rats noirs et un chien errant détalèrent dans la pénombre, face au tintamarre des armures.
« Godfrey, est-ce qu’elle a de nouveau parlé au Golem de pierre ? »
Cette fois-ci, la voix de Godfrey Maximillian résonna doucement dans sa tête. « Une fois, seulement. Elle ignore Carthage : la panique monte dans leurs discours par la machina rei militaris. Elle a seulement demandé si toi, tu lui parles… où tu te trouves, ce que font tes hommes, s’il doit y avoir une attaque.
— Et qu’est-ce que la mach… qu’est-ce que tu lui dis ?
— Rien que ce que je dois, ce que je peux savoir, en fonction des mots que tu m’as dits. Que tu es en route pour venir la voir ! Pour le reste, je n’en sais rien ; tu n’as pas détaillé à la machina tes forces, ni demandé des stratégies.
— Non, et je vais continuer comme ça. »
Elle parlait doucement, consciente que les hommes les plus proches d’elle allaient entendre ce qu’elle disait, par-dessus le fracas des harnais et des fourreaux.
« Les Machines sauvages ?
— Elles gardent le silence. Peut-être ont-elles l’intention de lui laisser croire qu’elles sont un rêve, une erreur, une fable. »
La bannière personnelle de Cendres pendait à sa hampe striée, une brise fraîche ne suffisant pas à mouvoir le tissu bleu et or. Les soldats bourguignons à la poterne reconnurent le drapeau qui avançait avec leurs propres torches.
« Madone. » Antonio Angelotti émergea de la pénombre près du rempart, dans un bruit annonçant la présence d’un groupe de palefreniers et d’animaux derrière lui dans le noir. « Je me suis arrangé pour obtenir des chevaux. »
Cendres inspecta les cavales, la plupart en mauvaise condition après ce long siège, avec des côtes apparentes qu’on aurait pu compter. « Bon travail, Angeli. »
Tandis que Rochester s’assurait des mots de passe et des signaux de reconnaissance, elle resta silencieuse, les mains fermées sur les pointes de ses cubitières, les yeux fixés sur le ciel d’orient. Des nuages gris s’éclaircirent sur les toits pentus et les merlons des remparts au-dessus d’eux. Une des bâtisses proches – une maison de guilde – fumait encore, noircie et calcinée, après l’alerte qui avait jeté hors de chez eux la plupart des Bourguignons du quartier pour combattre l’incendie. Le temps s’était réchauffé, passant du givre à une pluie glaciale, au cours de la nuit ; il recommençait à geler.
« Merci, mon Dieu, pour le mauvais temps ! »
Angelotti opina. « Si l’on était en été, tout serait réduit en cendres, et en plus il y aurait des épidémies.
— Godfrey, y a-t-il des rapports ultérieurs sur l’endroit où elle se trouve ?
— Elle ne m’a pas révélé sa position depuis laudes.
— Je suis en train de commettre une idiotie, non ?
— S’il s’agissait simplement d’une guerre, mon enfant, tu ne ferais pas ça. En huit ans, je t’ai connue téméraire, intrépide et audacieuse : mais je ne t’ai jamais vue gaspiller des vies. »
Un autre des hommes de Rochester jeta à Cendres un coup d’œil en biais, et elle lui adressa un sourire rassurant. « La patronne discute avec ses voix. C’est tout. »
Le jeune homme était blême sous sa visière, mais il répondit par un hochement de tête sec et efficace. « Bien, patronne. Patronne, qu’est-ce qu’ils nous ont préparé, dehors ? De quoi est-ce qu’on doit se méfier ? »
J’en sais foutre rien ! De dix mille Wisigoths, environ, je dirais…
« Ces arcs recourbés. Ils n’en ont pas l’air, mais ils sont aussi rapides que les grands arcs, même s’ils n’ont pas leur puissance de pénétration. Bon. On lève les bavières, on baisse les visières.
— Bien, patronne !
— Et maintenant, ils se sentent plus en sécurité, fit observer Angelotti à mi-voix. Ce n’est pas une question d’armes, madone. C’est la taille de leurs effectifs.
— Je sais. »
Le filet d’inquiétude dans son ventre se changea en un pincement net.
« C’est ça le problème, avec les armures, observa-t-elle sur un ton songeur. On est sanglé dedans. Impossible d’aller chier en vitesse quand il le faut.
— Ah ! La dysenterie : la bonne excuse du guerrier.
— Godfrey ! » Cendres s’esclaffa, amusée et horrifiée.
« Mon enfant, tu as oublié ? je t’ai suivie pendant huit ans au fil des camps militaires. Je m’occupais du train des bagages. Je sais qui fait la lessive après une bataille. On ne peut rien cacher aux lavandières. La couleur du courage, c’est le brun.
— Pour un prêtre, Godfrey, tu es un individu profondément répugnant !
— Si j’étais encore un homme, je serais à tes côtés. »
La réflexion secoua Cendres, sans lui faire perdre son chaud sentiment de camaraderie, mais en la plongeant dans un chagrin plus vif à l’égard de Godfrey. Elle lui dit : « Je viendrai te chercher. D’abord : ça. » Elle éleva la voix. « Bon, allez, on y va ! »
Tandis que les unités d’hommes en armes s’engageaient sous la porte en tunnel de l’une des tours de guet de Dijon, le sergent de Thomas Rochester se pencha pour murmurer à l’oreille de Cendres, par-dessus le vacarme : « Qu’est-ce qu’il dit ?
— Qu’est-ce qu’il dit, qui ? »
L’Anglais parut mal à l’aise. « Lui. Votre voix. Saint Godfrey. Est-ce que nous avons la grâce de Dieu avec nous, dans cette affaire ?
— Oui », répondit automatiquement Cendres, avec une conviction totale, tandis que son esprit murmurait : Saint Godfrey ! avec un sentiment situé entre l’amusement horrifié et l’émerveillement. Je suppose que c’était inévitable…
« Mouvements de troupes, camp wisigoth, zone centrale nord ?
— Aucun mouvement signalé. »
Et ça ne signifie foutre rien, songea Cendres avec morosité, en écoutant résonner ses bottes contre les murs de pierre nue de la poterne ; en entendant, dans son âme, l’incursion de marmonnements anciens et inhumains. Pour l’heure, elle ne parle pas au Golem de pierre, elle non plus.
Les palefreniers du Lion firent avancer les chevaux. La nouvelle monture de Cendres était un hongre pâle, d’une couleur tirant sur le jaune, entre marron et bai, les extrémités à peine assez sombres pour trancher. Orgueil échut à Anselm. Elle monta en selle. Angelotti tira sur les rênes pour amener sa propre monture, un brun maigrichon aux jambes blanches, à hauteur de Cendres, en ménageant toujours son bras blessé. Cendres aperçut la masse des pansements de lin sous les sangles de son canon d’avant-bras et de son gambison.
En avant, les soldats bourguignons retirèrent les barres de fer des portes aussi vite que possible, laissant, avec une hâte indécente, Cendres et ses hommes passer les portes et sortir. Les portes claquèrent derrière eux. Cendres leva les yeux alors qu’ils débouchaient à l’air libre, mais son casque et sa bavière l’empêchèrent de tourner suffisamment la tête pour distinguer le haut des remparts et les archers et arquebusiers bourguignons dont elle espérait la présence là-haut.
La haute selle la maintenait extrêmement droite, les jambes tendues pratiquement à la verticale. Elle déplaça son assiette, avançant dans la lumière grise, impatiente de franchir le sol pentu et incertain au pied des murailles. Un des soldats à pied près d’elle poussa un grognement et écarta un chardon d’un coup de pied efficace.
Un regard rapide vers l’est montra à Cendres les murailles de Dijon qui émergeaient d’une brume blanche et, à leur pied, un fossé aux trois quarts encombré de fagots de bois jetés là par les troupes d’assaut. Par-delà la terre retournée, tranchées et rangées de mantelets couvraient le sol entre elle et le camp wisigoth principal.
« Très bien, on sort… »
Une fois la porte franchie, le sergent de Rochester leva la bannière personnelle de Cendres.
« CENDRES ! »
Le cri venait des remparts, au-dessus : un rugissement grave de voix qui se décomposa en « Héroïne de Carthage ! » et « Damoiselle capitaine ! » et s’acheva sur des vivats dispersés, d’une vigueur extrême dans le petit matin. Elle fit tourner le hongre, s’inclinant en arrière sur sa selle pour regarder en l’air.
Des hommes scandèrent : « Ba-la-frée ! Ba-la-frée ! »
Les remparts étaient garnis d’hommes. Chaque embrasure en regorgeait : des hommes grimpés sur les merlons, des adolescents suspendus aux bretèches de bois. Elle leva la main, son gantelet terni par la rosée glacée. La clameur de joie monta à nouveau, rauque, hardie et irrévérencieuse. C’était le même bruit que celui que font les hommes avant, involontairement confiants, qu’ils ne s’engagent pour le combat sur la ligne.
« Botte-lui les fesses, à cette garce ! s’écria une voix féminine de contralto.
— Et voilà, madone ! » commenta Antonio Angelotti, à côté de Cendres. « Nous avons les recommandations du corps médical ! »
Cendres adressa un signe de la main à Floria del Guiz, minuscule visage presque invisible sur les hauts remparts. Il y avait avec elle un attroupement de jaques à la livrée au Lion ; ils constituaient une proportion appréciable de la foule.
« On peut rien tenir secret d’un jour sur l’autre. » Cendres fit virer son hongre. « C’est aussi bien, en fait. Nous aurons peut-être besoin que quelqu’un vienne nous tirer les fesses de ce guêpier. »
Devant, à l’est de la rivière, des bancs latéraux de brouillard blanc s’accrochaient aux tentes de garnison et aux huttes d’humus des Wisigoths. Des gouttelettes d’eau mettaient en lumière les câbles et les longes des lignes de chevaux, dans la faiblesse du soleil levant. Un vent glacial faisait claquer une tente, dont les flancs de toile se gonflaient.
Une longue ligne noire de soldats wisigoths se tenait le long de leur palissade. Un cri amorti monta, au loin.
La témérité, c’est une chose, la stupidité en est une autre, songea Cendres. Là, c’est de la stupidité. Il n’y a pas la moindre chance qu’on nous laisse repartir d’ici.
Elle piqua en arrière avec un long éperon en roulette, effleurant le flanc du hongre. La bête avança d’un pas lent. Ce n’était pas un cheval de combat.
Non, se dit Cendres en plissant les yeux face aux premiers rayons du soleil. Pas de la stupidité. Qu’est-ce que j’ai dit à Roberto ? Ne perdez pas de vue l’objectif de la mission. Je ne suis pas ici pour combattre l’armée wisigothe.
Vaguement, dans son âme partagée, la clameur des Machines sauvages recommençait à croître. Rien d’intelligible pour un esprit humain.
Est-ce qu’elle entend ça, elle aussi ?
Je ne suis même pas ici pour me tirer vivante de ce camp, si une occasion d’éliminer la Faris se présente.
Qu’est-ce que c’est, pour moi, une sœur, de toute façon ?
« Ça ne se présente pas bien, patronne, fit observer à voix basse Thomas Rochester.
— Tu connais mes ordres. Si on nous attaque et que la Faris est là, tue-la. On pourra s’inquiéter de sortir de là une fois qu’elle sera tombée. Si on nous attaque et que la Faris n’est pas présente, on effectue une sortie en force. On se rue vers la poterne nord-ouest, derrière nous. Sonne clairement la retraite, et prie pour que les Bourguignons nous viennent en aide. Compris ? »
Elle lança un regard vers l’Anglais, son visage mal rasé visible entre visière et bavière, son expression en alerte. Des traits de tension en témoignaient. Il comprenait qu’ils risquaient de périr avant la fin de la matinée, mais il affichait néanmoins une bonne humeur inattendue.
« Compris, patronne.
— Mais si ça ressemble à un complet suicide pour n’aboutir à rien… on n’attaque pas : on attend ! »
Antonio Angelotti se retourna sur sa selle, tendant le doigt vers les brumes du petit matin. « Les voilà. »
Le long coup de bucine de la trêve retentit. Des étendards blancs se levèrent, à cinq cents mètres de là.
« Allons-y », ordonna Cendres.
Rochester et l’escorte se mirent en formation et avancèrent.
Cendres prit conscience de la façon dont ils serraient les rangs autour d’elle, à cheval et à pied ; non pas en protection, mais avec orgueil, comme pour démontrer leur efficacité en tant que gardes. Des hommes qui ne voulaient pas laisser paraître leur peur.
Cendres oscillait doucement au pas du hongre, continuant à avancer, entrant parmi les tentes, regardant, du haut de sa selle, les soldats wisigoths. Plus comme une femme aux pieds nus, désormais, emprisonnée à Carthage ; ni comme une femme seule en train de traverser à pied leur campement ; mais comme un capitaine entouré d’hommes bien armés, qui a – pour le meilleur ou pour le pire – la responsabilité de leur ordonner de combattre et de vivre ou de mourir.
La Faris, illuminée par la lumière rasante, jaune citron, de l’aube, s’avança sur la terre battue. Elle portait une armure, mais pas de casque. À cinquante mètres de distance, il était impossible de déchiffrer son expression.
Je pourrais la tuer tout de suite, si je pouvais parvenir jusqu’à elle.
Les compagnies de la XIV Attica bordaient le passage qui traversait le camp : des hommes en maille et en robes blanches, humides dans l’aube, la lumière miroitant sur les pointes en feuille de leurs lances. Quelque part entre deux mille et deux mille cinq cents hommes, estima Cendres. Tous les yeux braqués sur elle et sur ses hommes.
« Va au diable, dit doucement Cendres. J’emmerde Carthage ! »
Une voix dans sa tête, qui était à la fois la machina rei militaris et Godfrey Maximillian, lui dit : « Avant d’exercer ta vengeance, va creuser ta propre tombe. »
Un sourire mut les lèvres de Cendres. Il n’atteignit pas la fureur tendue, contrôlée, qu’elle se refusait à montrer. « Oui… Je n’ai jamais été très sûre de comprendre ce que tu voulais dire par cette expression.
— Ça signifie qu’aucune vengeance ne vaut tant de colère, tant de haine. Tu risques de perdre la vie dans cette tentative. »
Cendres sent le balancement de ses hanches, tandis qu’elle avance, qu’elle pose la main sur le faucre de l’armure, contre son ventre. Un frisson glacé, maîtrisé, la parcourt. Un souvenir de l’odeur du sang, dans une cellule froide comme cette même matinée glaciale, passe dans sa tête. Elle prend soudain conscience du tranchant de rasoir de l’épée qu’elle porte au fourreau, du poids équilibré du métal sur sa cuisse.
« Je vais te donner une autre version de ton proverbe, murmura-t-elle. Il signifie que la seule façon dont tu peux être sûr d’accomplir ta vengeance, c’est de te considérer comme déjà mort. Parce qu’il n’y a aucune défense contre un agresseur qui n’a pas peur de mourir. Avant d’exercer ta vengeance, va creuser ta propre tombe.
— Assure-toi bien d’avoir raison, mon enfant. »
— Oh, je ne suis sûre de rien. C’est pour ça qu’il faut que je parle à cette femme. »
Angelotti, d’une voix calme, demanda : « Tu leur as pardonné l’enfant de messire Fernando ? Carracci, Dickon, ceux qui sont morts dans la maison Léofric, c’est la guerre… mais leur as-tu pardonné pour ton enfant ?
— Il n’avait pas d’âme. Isobel avait coutume d’en perdre deux sur trois, quand je vivais avec elle, sur les charrois. Tous les ans, précise comme une horloge. » Cendres plissa les paupières dans la lumière, qui augmentait au fur et à mesure que la brume se levait. « Je me demande si Fernando est mort, lui aussi.
— Qui le saura ?
— Ce que je ne lui pardonnerai pas, par contre, c’est qu’elle aurait dû réfléchir à tout ceci depuis des années. Ça fait des années qu’elle sait qu’elle entend une machine. Misère du Christ Vert ! Et elle l’a suivie aveuglément, tout simplement, sans jamais se demander : Pourquoi cette guerre ? »
Angelotti sourit avec un calme énigmatique. « Madone, quand tu m’as détaché d’un affût de canon, devant Milan, et que tu m’as dit : Rejoins ma compagnie, parce que j’entends le Lion me dire comment remporter les batailles, j’aurais pu dire à peu près la même chose. N’as-tu jamais demandé au Lion la raison de telle ou telle guerre en particulier ?
— Je n’ai jamais demandé au Lion quelles batailles je devais livrer, gronda Cendres. Je Lui demandais simplement comment les remporter, une fois que nous étions sur le terrain. Commencer par me procurer le travail, ce n’est pas Son travail ! »
La gorge pâle d’Angelotti apparut, sous son casque, à l’endroit où il n’avait pas mis de bavière, alors qu’il rejetait la tête en arrière pour rire. Plusieurs Wisigoths qu’ils croisaient leur jetèrent un regard intrigué. L’escorte de Rochester, du moins son visage, semblait dire : C’est un artilleur.
« Madone Cendres, tu es la meilleure de toutes les femmes qui existent en ce monde ! » Angelotti recouvra son sérieux, les yeux encore brillants d’affection. « Et la plus dangereuse. Dieu merci, tu es notre commandant. Je frémis à l’idée de ce que cela aurait donné, sinon.
— Eh bien, tu serais encore le cul en l’air sur ton affut de canon, pour commencer, et le monde se serait évité un capitaine d’artillerie dingue de plus…
— Je verrai avec qui je peux discuter, parmi les artilleurs wisigoths, au cours de cette trêve. D’ici là, madone… » Les mèches dorées d’Angelotti, maintenues serrées par sa salade, étaient ternies par l’humidité de la matinée. Il leva son bras gainé d’armure et tendit le doigt : « Là, madone. Tu vois ? C’est là-bas qu’elle t’attend. »
Dans un tumulte de fourreaux battant les armures, ils continuèrent d’avancer. Cendres vit la Wisigothe se détourner de ses commandants et se diriger vers un petit dais, installé dans un espace dégagé au milieu du camp. Une table, deux chaises ornementées et un dais en toile simple installé au milieu de trente mètres de terrain nu. Pas de place pour dissimuler quoi que ce soit, et tout ce qui se passerait là se déroulerait en public.
En public, mais à l’abri des oreilles indiscrètes, songea-t-elle, en estimant la distance jusqu’aux ka’idhi, harifi, nazirs et soldats wisigoths qui entouraient les lieux.
Le harif Aldéric, comme elle s’y attendait, s’avança d’entre les rangs des unités de soldats.
« S’il vous plaît de rejoindre le capitaine général ? », demanda-t-il sur un ton officiel.
Cendres mit pied à terre, jetant ses rênes au page de Rochester. Elle garda par automatisme une main sur la poignée de son épée, la paume plaquée contre le métal froid de la garde.
« J’accepte la trêve », répondit-elle, sur un ton tout aussi officiel. Inspectant trente mètres de terre battue dégagée, avec la table en son milieu, elle songea : Quelle cible, pour les archers !
« Vos armes, jund Cendres. »
À regret, elle déboucla son baudrier, lui tendant épée, fourreau et poignard ensemble dans un embarras de sangles de cuir. Avec un hochement de tête en salutation, elle avança.
Sous les plates laminées de sa dossière, sous la soie ajourée de son gambison, la transpiration trempait la peau entre ses omoplates, tandis qu’elle entrait dans l’espace dégagé.
Quand Cendres fut à une dizaine de mètres d’elle, la Faris, assise à la petite table sous le dais, se leva en écartant les mains de ses côtés. Elle avait les mains nues, et vides. Les robes blanches par-dessus sa cuirasse de plates et son haubert de maille pouvaient aisément dissimuler un poignard. Cendres se contenta de laisser sa bavière levée et d’incliner sa visière pour mieux voir la Wisigothe, laissant à la plate d’acier et à la maille rivetée le soin de se charger d’un hypothétique poignard.
« J’aurais fait préparer du vin pour nous, déclara la Faris dès que Cendres arriva à portée de voix, mais je me suis dit que tu n’en boirais pas.
— C’est bougrement vrai. » Cendres s’arrêta un instant, appuyant ses paumes gantées sur le dossier sculpté de la chaise en chêne blanc. À travers le tissu, elle sentait la forme des grenades ornementales. Elle baissa les yeux vers la Faris, qui s’asseyait de nouveau sur la chaise en face. Le visage remarquable – qui ne lui était familier que par des miroirs rayés, en métal poli, et les reflets noirs et vitreux des eaux calmes des rivières – continuait de la choquer et provoquait une sensation de trouble quelque part dans son ventre.
« Mais en ce cas, ajouta Cendres, nous allons rester assises ici, nous cailler les miches, et crever de soif. »
Elle réussit à afficher un sourire pragmatique et assuré en contournant la chaise ornée et en soulevant ses tassettes à l’arrière et le faucre pour y prendre place. La Wisigothe assise fit un signe sans regarder derrière elle. Au bout de quelques secondes, un petit esclave approcha avec un pichet de vin.
Le vent aigre qui poussait désormais le brouillard du matin chassa quelques cheveux d’argent sur le visage de la Faris. Elle avait les joues blanches, la chair tirée et de légers cernes mauves soulignaient ses yeux.
La faim ? se demanda Cendres. Non. Ça va plus loin que ça.
« Tu étais aux premières lignes de la défense sur les remparts, hier, déclara abruptement la Faris. À ce que racontent mes hommes. »
Cendres fit sauter la goupille de la bavière, abaissant les plaques laminées, et tendit la main vers la coupe d’argent remplie de vin qu’offrait l’esclave. Le vin, à ses narines transies, avait une simple odeur de vin. Elle referma la bouche sur le bord de la coupe, inclina celle-ci, paraissant, grâce à une longue pratique, boire en abondance ; elle reposa la coupe et essuya le vin de ses lèvres avec le revers ganté de sa main. Nul liquide n’était entré dans sa bouche.
« Tu ne prendras pas cette ville d’assaut. » Ses yeux quittèrent la zone rase pour se tourner vers Dijon. Vues du sol, les murailles et les tours grises et blanches donnaient une impression de solidité satisfaisante et d’altitude affolante. Elle nota que l’entrevue se déroulait largement à l’écart des sapes encore en activité, qui progressaient toujours plus près, sous terre. « Bon Dieu, c’est vrai qu’elle a pas l’air commode, vue d’ici. Je suis contente de ne pas être au-dehors ! Avec ou sans beffrois-golems… »
L’ignorant, la Faris insista : « Tu te battais. »
Le ton de la Wisigothe lui en dit long. Cendres conserva une expression calme, affable et assurée, et écouta cette note de tension extrême.
« Évidemment, je me battais !
— Mais tu gardais le silence ! Tu n’as rien demandé au Golem de pierre ! Je sais que tu n’as rien demandé, aucune stratégie ; je lui ai posé la question ! »
Le jaune citron du soleil levant pâlit jusqu’au blanc. Une fois le brouillard dissipé, Cendres risqua un bref coup d’œil autour de la partie la plus immédiate du camp wisigoth. Il y avait de profondes ornières dans la boue, quelques tentes déchirées, mais moins de chevaux qu’elle ne s’y attendait. Derrière les troupes disposées en rangs – les meilleures, de toute évidence, pour les exhiber –, elle voyait de nombreux hommes vautrés sur la terre humide et glacée devant certaines des cabanes de terre. À cette distance, difficile de discerner s’ils étaient blessés ou saufs, et simplement à court de tentes. Dans les rangs, des visages trahissaient la faim, étaient maigres – mais pas encore étiques. Tout un groupe d’engins de siège automobiles en pierre semblaient être rangés dans la direction du pont sur le Suzon, en attente, ou endommagés.
La Faris s’exclama : « Comment peux-tu prendre le risque de combattre, sans là voix de la machine !
— Oh, je comprends… » L’armure empêchait Cendres de se pencher en arrière, mais elle étala avec précaution les bras sur les accoudoirs du siège, en donnant une impression d’exubérance détendue. « Que je te dise une chose, Faris. »
Tandis que son regard additionnait avec avidité le nombre de piques et d’arcs, les chiffres de charrois chargés de barriques à l’arrière-plan, Cendres déclara à haute voix : « Je savais déjà me battre quand j’avais cinq ans. On nous a fait nous entraîner, les gamins sur les charrois. J’étais déjà capable de tuer un homme avec une pierre de fronde. Lorsque j’avais dix ans, je savais déjà me servir d’une guisarme. Les femmes du train des bagages n’étaient pas là pour faire joli. La grande Isobel m’a appris à me servir d’une arbalète légère. »
Cendres ramena brièvement le regard sur la Wisigothe. La Faris la regardait fixement, ouvrant la bouche pour l’interrompre.
« Non. Tu m’as posé une question. Je suis en train de te répondre. J’ai tué deux hommes quand j’avais huit ans. Ils m’avaient violée. J’apprenais à manier l’épée avec les autres pages, quand j’avais neuf ans, avec une quelconque lame cassée et réaffutée. Je n’avais pas assez de force, le chien du camp aurait pu m’envoyer bouler cul par-dessus tête – mais c’était quand même de l’entraînement, tu comprends ? »
Silencieuse, ses yeux sombres rivés sur Cendres, la Wisigothe hocha la tête.
« Ils ont continué à me flanquer par terre, et j’ai continué à me relever. J’avais dix ou onze ans, et j’étais femme, avant même que le Lion commence à me parler. Le Golem de pierre… » se reprit Cendres. Un souffle aride passa sur le camp. Des aiguilles glacées effleurèrent le peu de peau qu’elle avait exposée : des cristaux de neige qui piquetaient ses joues balafrées. « Pendant l’année, ou à peu près, qui s’est écoulée avant que je puisse réintégrer notre compagnie, j’avais pris la décision de ne jamais commencer à dépendre de quoi que ce soit – ni d’un saint, ni de Notre Seigneur, ni du Lion : rien, ni personne. Je me suis donc appris à combattre avec et sans mes voix. »
La Faris la regarda avec de grands yeux. « Père m’a raconté que cela t’était venu avec ton premier sang de femme. Moi… je l’ai toujours entendue. Tous mes jeux, quand j’étais enfant, avec Père, concernaient la façon de parler avec la machina rei militaris. Je n’aurais pas pu combattre en Ibérie sans elle. »
Tant son visage que sa voix demeuraient calmes. Dans son giron, presque dissimulées par le bord de la table, Cendres vit que les mains nues de la Faris se crispaient en poings aux jointures blanchies.
« Nous avons une conversation à terminer. Quand je suis venue dans ton camp, il y a deux nuits de ça, tu m’as interrogée sur mon prêtre, déclara Cendres avec dureté. Godfrey Maximillian. Tu l’entendais, alors, non ? Il s’adresse à toi comme étant la machine.
— Non ! Il n’y a qu’une voix, le Golem de pierre…
— Non. »
La dénégation impatiente de Cendres explosa, assez retentissante pour porter au-delà de la zone de terre nue. Un des ka’idhi wisigoths avança. La Faris le fit reculer d’un signe, sans quitter des yeux le visage de Cendres.
« Bordel de Dieu, ma vieille, fit Cendres d’une voix douce. Tu sais que les autres voix sont réelles. Sinon, tu n’aurais pas arrêté de parler au Golem de pierre. Tu as peur qu’elles ne t’écoutent ! Ce sont leurs voix, que tu suis, depuis vingt ans. Tu ne peux pas l’ignorer. »
La Wisigothe décrispa les mains pour se les frictionner. Elle se saisit de sa coupe et but.
« Si », répondit-elle, laconique. « Je le pouvais. Plus maintenant. Chaque fois que je m’endors, je fais des cauchemars. Ils me parlent aux lisières du sommeil… le Golem de pierre, les Machines sauvages… Quant à ton père Godfrey, il me parle depuis l’endroit où devrait se trouver la machina. Mais comment est-ce possible ? »
Cendres mut ses épaules, empêchée par la cuirasse et ses spallières de les hausser vraiment. « C’est un prêtre. Quand il est mort, la machine parlait à travers moi. Je suppose seulement que la grâce divine l’a sauvé par un miracle et a placé son âme à l’intérieur de la machine. Ce n’est peut-être pas l’œuvre de Dieu, mais celle du diable. Les heures ne s’écoulent pas de la même façon pour lui. Cela ressemble davantage à l’Enfer qu’au Paradis !
— C’est étrange. Entendre un homme parler, ici. » La Faris toucha sa tempe nue. « Encore une raison de douter. Comment puis-je avoir la certitude que tout ce que me dit la machina rei militaris est fiable, désormais, si elle porte l’âme d’un homme… et d’un ennemi ?
— Godfrey n’était l’ennemi de personne. Il est mort en tentant de venir en aide à un médecin qui soignait votre roi-calife. »
À la légère surprise de Cendres, la Wisigothe hocha la tête. « Messire Valzacchi. C’est un des hommes qui s’occupent de Père, sous la supervision du cousin Sisnando. »
Le soleil matinal faisait plisser des paupières à Cendres. Un froid rigoureux qui allait en augmentant glaçait la matinée humide. Le vent jeta une bourrasque de neige blanche et poudreuse sur la terre battue, hors des fines nuées qui se massaient au nord. En une digression momentanée, elle demanda : « Qu’est-il arrivé à Léofric, exactement ? »
Elle n’attendait pas de réponse. La Faris, se penchant en avant, lui confia d’une voix intense : « Il a regagné la Citadelle à temps pour trouver refuge dans la salle de la machina rei militaris.
— Ah ! Donc, il était là-bas en bas pendant que nous essayions de faire sauter la place. »
Comme si l’amusement discret et sardonique de Cendres n’existait pas, la Wisigothe poursuivit :
« Il était là quand le Golem de pierre… a parlé. Quand il a répété ce que les… autres voix… ont dit. » Son regard quitta un instant le visage de Cendres, mais pas avant que celle-ci ait rétabli la phrase sous-entendue : Ce que les autres voix t’ont dit.
« Je ne suis pas idiote, déclara brusquement la Faris. Même si le cousin Sisnando avait la conviction que ce que mon père a entendu était autre chose qu’un effet de ses troubles mentaux, il n’irait toujours pas le raconter au roi-calife pour priver la maison Léofric de l’influence politique qu’elle peut encore exercer. Je le sais. Mais je sais que Père est bel et bien souffrant. On l’a retrouvé le lendemain, parmi les pyramides, sous le Feu de Dieu, entouré d’esclaves morts. Il avait les vêtements en lambeaux. Il avait gratté en partie le flanc d’une tombe pour le mettre à nu, en n’utilisant rien d’autre que ses mains. »
À la pensée de ces mains qui avaient examiné son corps avec des instruments d’acier, déchirées et ensanglantées, de l’esprit de cet homme, brisé, Cendres se retint de découvrir ses dents. Comme c’est désolant.
« Faris, si tu as entendu Godfrey, insista-t-elle en revenant à ce qu’elle voulait dire, alors tu as entendu les Machines sauvages.
— Oui. » La Wisigothe détourna les yeux. « Finalement, la nuit dernière, je n’ai rien pu faire, sinon écouter. J’ai entendu. »
Cendres suivit le regard de la Faris. Les centaines de visages qui les cernaient les regardaient aussi, toutes les deux ; regardaient le sort de Dijon négocié dans le cadre d’une trêve, dans la boue d’un camp, avec l’hiver qui arrivait.
« Ils te suivent, Faris.
— Oui.
— Nombre d’entre eux, depuis tes campagnes ibériques ? Et les combats contre les Ottomans, du côté d’Alexandrie ?
— Oui.
— Eh bien, tu as raison », décréta Cendres, et quand la femme ramena le regard vers elle, elle ajouta : « Tes propres hommes sont en danger. Les Machines sauvages se moquent de la façon dont elles remporteront cette guerre. Tout d’abord, elles te demandent de prendre la ville d’assaut, de la prendre rapidement, de tuer le duc par la seule puissance du nombre. Et ce sont de mauvaises stratégies, tu pourrais perdre la moitié d’une armée, ici, pour rien. Ce sont des vies gaspillées, les vies d’hommes que tu connais.
— Et ensuite ? demanda sèchement la Faris.
— Ensuite… Nous avons sélectionné la Faris pour accomplir un miracle noir – comme celui qu’a accompli Gondebaud. Nous nous servirons d’elle, de notre général, de notre Faris, de notre thaumaturge… pour faire en sorte que la Bourgogne n’ait jamais existé ! »
Cendres, en prononçant les mots marqués au fer dans son souvenir, observa le visage de la femme qui commençait à virer au gris, à se creuser, à se désespérer.
« Oui, dit la Faris. Oui, j’ai entendu ces paroles. Elles disent que ce sont elles qui ont instauré les longues ténèbres au-dessus de Carthage. Elles le disent.
— Elles veulent la mort du duc et la disparition de la Bourgogne, afin d’accomplir un miracle qui changera le monde en une désolation. Faris, les Machines sauvages se soucieront-elles de savoir si l’armée wisigothe se trouve toujours à l’intérieur des frontières de la Bourgogne quand cela arrivera ? Quand il n’y aura plus que glace, ténèbres et ruine… ainsi que cela commence à se passer autour de Carthage. Et crois-tu que quiconque y survivra ? »
La Faris s’adossa dans son siège, sa cuirasse de plates grinçant légèrement. Attentive à chaque mouvement – à tout signal qui pourrait déclencher une attaque, à une main qui pourrait se porter à un poignard –, Cendres se retrouva en train d’imiter la Wisigothe, se carrant dans son siège en s’écartant d’elle.
Une nouvelle bourrasque de particules neigeuses tourbillonna sur le sol, au-delà des cordes tendues et des chevilles qui maintenaient le dais.
« L’hiver », dit la Faris, et elle regarda Cendres en face. « L’hiver ne couvrira pas le monde entier.
— Tu as entendu ça, toi aussi. » Une tension dont elle n’avait pas eu conscience disparut.
J’ai parlé de ces choses à Roberto, à Angeli et à Florian ; j’ai parié la compagnie, Dijon et pas mal de vies en faisant confiance à ce que j’avais entendu – et, maintenant, que je me sois fourvoyée ou non, je sais qu’il y a au moins quelqu’un d’autre qui a entendu cette phrase.
« En admettant que ce soit vrai, dit la Faris, où suggères-tu que je conduise mes hommes – ou que tu conduises les tiens, si le cas se présente – pour les mettre en sécurité ? Si elles veulent transformer le monde entier en désert calciné, semé de sel… Dis-moi, Franque, où pouvons-nous aller pour nous retrouver en sécurité ! »
Cendres frappa la table en bois avec son poing revêtu de son gantelet. « C’est toi, la descendante de Gondebaud ! Moi, je serais infoutue d’allumer miraculeusement un cierge sur un autel, bordel ! C’est toi qui vas accomplir ce miracle pour elles ! »
Le regard de la Faris se fit fuyant. Presque inaudible, elle dit : « Je ne sais pas si c’est la vérité.
— Tu ne le sais pas ? Tu ne le sais pas, bordel ? Eh bien, je vais te dire ce qui est vrai, moi. Quand j’étais en dehors de Carthage, ces saloperies de machines m’ont fait tourner les talons et avancer vers elles, et il n’y avait rien que je puisse faire pour les en empêcher, bordel de Dieu ! Je n’avais pas le choix ! Si le duc Charles meurt, nous allons tous apprendre si tu l’as, toi, le choix, mais à ce moment-là, il sera beaucoup trop tard !
— Et donc, la solution serait que tu me tues. »
Cela arrêta Cendres tout net, comme si elle avait percuté un mur : les revirements brusques de la Faris, de la peur à la concentration, et de nouveau à la peur. À présent, sans bouger, la Faris ajouta :
« Je suis capable de penser par moi-même. Tu raisonnes ainsi : si je suis morte, les Machines sauvages ne peuvent rien faire. Si tu fais un geste, il y a douze de mes tireurs d’élite qui transperceront ton armure avec de longues flèches à pointe de fer avant que tu te lèves de ce siège. »
Une hampe de flèche épaisse comme le doigt ; une tête de dix centimètres de long, à quatre côtés, affûtée : capable de perforer le métal. Cendres chassa cette image de ses pensées.
« Bien sûr qu’il y a des archers, dit-elle tranquillement. À défaut d’autre chose, j’entends tes communications avec Carthage. Tu m’aurais déjà fait abattre, sauf que Dijon sera d’autant plus difficile à prendre, si tu commences à tuer leurs héros du moment. Et tu penses encore que je pourrais trahir la ville et te la livrer.
— Tu es ma sœur. Je ne te tuerai pas, à moins que ce ne soit nécessaire. »
Face à l’intense sérieux de son interlocutrice, Cendres ne ressentit qu’une subite pulsion de pitié. Elle est si jeune. Elle croit encore qu’on peut agir ainsi.
« Je te tuerai sans une seconde de réflexion, déclara Cendres. Si je le dois.
— Oh oui. » Le regard de la femme dériva vers le jeune esclave qui se tenait en retrait de quelques pas, avec le pichet de vin, un garçonnet aux cheveux blancs hérissés. Cendres la vit considérer d’autres esclaves, puis elle-même.
La Faris déclara : « Il n’est rien qu’elles puissent me contraindre à faire. Ni un miracle, ni rien. Je ne parlerai plus à la machina rei militaris, je ne l’écouterai pas ! Assurément, elles ne peuvent rien faire à moins que je leur parle, et je m’y refuse, je m’y refuse !
— Peut-être. C’est un sacré risque à courir.
— Que voudrais-tu que je fasse ? » Son expression animée s’affûta. « Que je me tue, parce que des voix dans ma tête me racontent que je vais accomplir un miracle infernal ? Je suis comme toi, jund Cendres. Je suis un soldat. Je n’ai jamais accompli de miracles ! Je prie, je vais à la messe, je fais les sacrifices aux périodes appropriées, mais je ne suis pas un prêtre ! Je suis une femme. J’attendrai que nous tuions ce duc bourguignon, et je verrai si…
— Il sera trop tard, à ce moment-là ! » L’interruption de Cendres fit taire la Faris. « Ce sont des créatures qui ont le pouvoir d’éteindre le soleil. Elles l’ont fait. Quand elles recommenceront à puiser l’esprit du soleil, quand elles te forceront à le recevoir, de la même façon que la grâce de Dieu vient au prêtre, penses-tu que tu pourras refuser cette puissance ? »
La femme s’humecta les lèvres. Quand elle parla, ce fut sans cette tonalité d’hystérie croissante.
« Mais que veux-tu que je fasse ? Que je me transperce de mon épée ? »
Cendres répliqua instantanément : « Convaincs le seigneur amir Léofric de détruire le Golem de pierre. »
La Wisigothe la contempla, réduite au silence total, le temps qu’un homme aurait pu mettre pour compter jusqu’à cent. Le bruit d’un palefroi, qui hennissait dans les lignes, rompit le silence. Les aigles des légions wisigothes miroitaient au soleil.
Je ne peux pas l’atteindre et la tuer avant qu’ils ne me tuent.
Peut-être ne sera-ce pas nécessaire.
« Fais-le, insista Cendres. Alors, elles ne pourront pas t’atteindre. Le Golem de pierre est leur unique voix.
— Mon Dieu. » La Faris secoua la tête avec stupeur.
« Elles ont parlé une fois à votre prophète, Gondebaud ; une fois à Roger Bacon… », continua Cendres, posément, « … et ensuite, avec la machina rei militaris, à nous. C’est leur seule voix. Tu as une armée, ici. Léofric est ton père, même s’il est souffrant. Tu en as l’autorité. Personne ne peut t’empêcher de retourner à Carthage et de briser le Golem de pierre en mille morceaux ! »
La femme vêtue de maille, ayant rapidement compris les conséquences d’une telle action, compréhension que Cendres interpréta comme une sorte de réflexe de la pensée guerrière, déclara : « Me couper de ces Machines sauvages, au prix de ne plus jamais retourner sur le champ de bataille ?
— C’est toi ou la machine. » Un fantôme d’humour remonta la commissure des lèvres de Cendres. « En fin de compte, tu as raison : me voilà avec le général de l’armée wisigothe, en train de lui demander de détruire l’engin qui lui permet de remporter des guerres…
— J’aimerais, réellement, qu’il s’agisse d’une telle ruse de guerre. » La Faris joignit les doigts, posa les coudes sur la table, et appliqua les lèvres contre ses doigts joints.
Dans la tête de Cendres ne résonna aucun écho d’un appel de la Faris à la machina rei militaris pour invoquer Léofric, ou Sisnando. Rien ni personne ne parla.
Au bout d’un moment de silence, la Faris leva la tête pour dire : « Je pourrais prier, à présent, pour que ton duc reste en vie.
— Ce n’est… » Pas mon duc, allait protester Cendres. Elle s’interrompit net. « Ce n’est que mon souhait : il est actuellement mon employeur, je suis donc censée le garder en vie ! Même s’il n’y avait pas de tels enjeux. »
La Faris eut un petit rire. Elle tendit la main vers la coupe et but à nouveau, le vin colorant en mauve sa lèvre supérieure. « Pourquoi le duc de Bourgogne ?
— Je n’en sais rien. Toi non plus, tu ne sais pas ?
— Non. Je n’ose pas poser la question. » La Faris regarda le ciel, les yeux plissés, et la couverture nuageuse d’un jaune gris qui montait. « Mon père… Léofric ne détruira jamais le Golem de pierre. Même maintenant. Il lui a consacré sa vie, ainsi qu’à notre création. Et il est souffrant, et je ne peux pas parler avec le cousin Sisnando, à moins d’employer la machina rei militaris pour ce faire, et d’être… entendue. Ou à moins de rebrousser chemin, sur terre et par mer, pour lui parler face à face.
— Alors, fais-le !
— Serait-ce si… facile ? »
Cendres ressentit l’allégement de la tension, l’entendit dans l’interrogation de la Wisigothe. Assises de part et d’autre de la table, les deux femmes s’observaient – l’une en harnois milanais, l’autre en armure de plates tapissée de tissu coloré –, les visages balafré et lisse soudain immobiles.
« Pourquoi pas ? Prolonge la trêve. » Cendres tapota la table d’un doigt, les lamelles du gantelet coulissant les unes sur les autres. « Tes officiers préféreraient nous assiéger et essayer de nous réduire par la faim. Ils savent qu’ils vont perdre beaucoup d’hommes avec des assauts perpétuels. Prolonge la trêve !
— Pour partir vers le sud, à Carthage ?
— Pourquoi pas ?
— On m’ordonnerait de revenir ici. On m’ordonnerait de ne pas partir. »
Cendres aspira une grande goulée d’air, sentant la tension se relâcher, éprouvant de l’enthousiasme et de l’anticipation. « Mais merde, réfléchis ! Tu es la Faris, personne ici n’a l’autorité de discuter ce que tu dis. Tu atteindrais Carthage. Ce siège va durer des mois. »
Ce sentiment inattendu, s’aperçut Cendres, c’était de l’espoir.
« Mais, ma sœur… dit l’autre femme.
— Mieux vaut rentrer à Carthage et détruire le Golem de pierre, que Léofric le veuille ou non. Cela vaut mieux que de rester collée ici en sachant que tu es la seule personne qu’on doit tuer pour mettre un terme à tout cela. » Cendres frappa le vide de son doigt. « Il ne s’agit plus de guerre ! Il est question de notre anéantissement. Bon Dieu, ramène l’armée wisigothe chez elle et élimine la maison Léofric, si besoin est ! »
Un sourire remonta les coins de la bouche de l’autre femme. « Ça, je crois, ces hommes ne le feraient pas. Même pour moi. L’empire prend certaines précautions contre cela. Mais… Père pourrait m’écouter. Cendres, si je pars et si j’échoue, alors peut-être serons-nous quand même en sécurité. Peut-être que, si je ne suis pas en Bourgogne, rien ne pourra s’accomplir.
— Cela, nous n’en savons rien non plus. »
Si tu pars d’ici, songea soudain Cendres, il n’y aura avec toi personne qui sache qu’on doit te tuer. Merde : j’aurais dû m’en rendre compte. Mais la possibilité, la chance que ça puisse aboutir et éliminer le Golem de pierre…
« Ce sont de grands diables, déclara la Faris sur un ton grave. Principautés, trônes et dominions de l’Enfer, lâchés sur le monde et dotés d’un empire sur nous.
— Vas-tu prolonger la trêve ? »
La Faris leva les yeux, comme si ses pensées avaient été ailleurs. « D’un jour, au moins. Je dois réfléchir, étudier tout ceci avec soin. »
Suspendre toute une journée les assauts, et ces saloperies de bombardements : est-ce si simple ?
Une aussi phénoménale concession desséchait la bouche de Cendres, par peur que la promesse ne soit retirée. Elle se força à rester immobile sur son siège avec l’expression assurée d’un mercenaire qui a l’habitude de négocier les règles du combat en temps de guerre, et essaya de chasser de son visage sa tension et son espoir soudain.
« Mais le duc Charles, dit la Faris. Des rumeurs prétendaient qu’il était malade ? Qu’il avait été mortellement blessé à Auxonne ? »
Surprise, Cendres comprit à l’expression de son interlocutrice que la question avait été posée avec le plus grand sérieux. Elle croit vraiment que je vais lui dire ça ?
« Il y a des rumeurs pour raconter qu’il est malade, blessé et mort, répliqua Cendres d’un ton caustique. Tu connais les soldats.
— Jund Cendres, je te le demande… de combien de temps disposons-nous ? »
C’était la première fois que Cendres entendait véritablement le nous.
« Faris… Je ne peux rien te révéler sur mon employeur.
— Tu l’as dit toi-même : il ne s’agit pas de guerre. Cendres, combien de temps ? »
Comme j’aimerais pouvoir m’entretenir avec Godfrey, songea Cendres. Il saurait si je peux faire confiance à cette femme. Il pourrait me le dire…
Mais je ne peux pas l’interroger. Pas maintenant.
Cette partie d’elle-même qui écoute, elle la maintient dans la passivité, le silence, la concentration, sans présenter nulle faille où se faufilerait une voix. Sa crainte des voix anciennes ronge comme un rat le fond de ses pensées.
Personne ne peut prendre cette décision, sauf moi, seule.
« Tu m’appelles ta sœur, dit Cendres, mais nous ne sommes pas sœurs, nous ne sommes rien l’une pour l’autre, sinon par le sang. Rien ne me dit que je peux avoir foi en ta parole. Tu sièges ici avec une armée – et j’ai des hommes qui vont mourir si je prends une mauvaise décision. »
La Faris déclara d’une voix calme : « Et je suis l’enfant de Gondebaud. »
À présent qu’elle était assise au fond du siège, on pouvait voir que le parement de tissu écarlate riveté sur les plaques en métal de son armure était lustré, usé, noir de crasse sous les poignets. Les longs cheveux de la Wisigothe luisaient d’un gris d’argent sous la graisse. Des incrustations de boue traçaient de fines pattes-d’oie sur sa peau, au coin de ses yeux. Elle avait une odeur de feu de bois, de camp ; et Cendres, ressentant cela comme un choc au-dessous du sternum qui la laissa souffle coupé, fut engloutie par une proximité, une familiarité totales, qui n’avaient rien à voir avec leur parenté par le sang.
Son interlocutrice ajouta : « Aucune de nous deux ne peut dire avec certitude ce que cela signifie, mais prendras-tu le risque d’attendre pour le découvrir ? Cendres, combien de temps nous reste-t-il ? Le duc est-il sauf et bien portant ? »
Cendres se souvient d’un rêve de laie dans la neige, le chuchotement de Godfrey : Tu es une des créatures de Dieu qui portent des défenses, mon enfant et il m’a fallu si longtemps pour te convaincre d’avoir confiance en moi.
La Faris se remit debout. Elle avait le visage de Cendres et elle regardait la mercenaire entre des mèches de cheveux blancs portés par le vent, des cheveux qui tombaient en ondulations sur les rivets à tête en rose d’une armure de plates, plus bas que la taille, plus bas que le baudrier duquel pendait son fourreau vide.
Cendres ferma les yeux, brièvement, pour gommer de son esprit cette si forte ressemblance.
« Plus que sœurs », dit-elle en ouvrant les yeux au vent froid, aux rangs de soldats qui les entouraient et aux hommes en armes qui bougeaient et discutaient à voix basse tandis que la discussion se déroulait hors de portée de leur ouïe : stratégie, tactiques, décisions. « Peu importe ce que nous sommes par la naissance. Ceci, nous le faisons toutes les deux. Nous le comprenons, toutes les deux… Faris, ne perds pas trop de temps à réfléchir à ta décision. Le duc agonise en ce moment même. »
Le regard de la Wisigothe se figea ; aucun autre changement d’expression ne trahit sa stupeur.
Maintenant, nous allons savoir, se dit Cendres. Maintenant, nous allons voir jusqu’à quel point elle croit vraiment en tout ceci, jusqu’à quel point elle a véritablement entendu les voix des Machines sauvages lui parler. Jusqu’à quel point tout ceci n’est pour elle qu’une guerre comme les autres – et si je lui ai livré Dijon. Parce que dès maintenant elle peut attaquer la ville, sachant que celle-ci n’a plus de chef, ce qui augmente considérablement ses chances d’entrer.
Cendres observa l’expression de la Faris, et regretta de ne pas avoir son épée prête à l’emploi.
La jeune femme en armure wisigothe tendit les mains. Elle accomplit ce geste avec lenteur, pour que les hommes qui observaient ne se méprennent pas. Des mains nues tendues vers Cendres, la paume vers le haut.
« Ne crains rien », dit la Faris.
Cendres regarda les mains de la femme. La saleté était logée dans les lignes de ses paumes. De petites cicatrices blanches, datant de vieilles coupures, étaient visibles à travers la crasse : des mains de paysanne ou de forgeronne, ou les mains de quelqu’un qui s’entraîne pour combattre dans les lignes.
« Cendres, je vais prolonger la trêve, dit-elle d’une voix ferme. D’un jour : jusqu’à l’aube, demain. Je le jure, ici et maintenant, devant Dieu. Et fasse Dieu que nous trouvions une réponse d’ici là ! »
Lentement, sans l’aide d’un page, Cendres défit les boucles de son gantelet droit avec le gantelet de sa main gauche, et retira l’armure. Elle tendit le bras et saisit la main nue de la Faris dans la sienne. Elle tenait une chair humaine, chaude et sèche.
Les hourras qui montèrent des remparts de Dijon délogèrent la neige des nuages.
« Je n’ai aucune autorité pour agir ainsi ! dit Cendres en souriant. Mais si j’ai une trêve, ces enfoirés du conseil la ratifieront ! Peux-tu faire respecter une trêve par tes ka’idhi !
— Oh, bon Dieu, oui ! »
Tandis que le vacarme se calmait, que l’ennui commençait à faire s’agiter et bavarder dans leurs rangs les soldats de l’armée wisigothe, le tintement aigre d’une cloche fendit soudain l’atmosphère. Sur le point de répondre à la Faris, Cendres ne comprit pas sur-le-champ ce qu’elle entendait. Sonore, sèche, acerbe, funèbre…
Une seule cloche résonnait au clocher double de la grande abbaye de Dijon, dans l’enceinte de la ville. Le cœur au bord des lèvres, Cendres attendit l’intervention du deuxième bourdon du clocher.
La cloche continua à sonner en solitaire.
Solennelle, pressante, un coup tous les dix battements de cœur.
Chaque choc âpre du métal secouait le camp immobile sous les remparts, tous les hommes faisant graduellement silence dans l’air glacé en l’entendant, comprenant ce qu’ils entendaient.
« Le glas. » La Faris retourna la tête vers Cendres, pour la regarder en face. « Vous avez la même coutume, ici ? Une première cloche pour le début des dernières heures. La deuxième cloche pour le moment de la mort ? »
Les coups solitaires et répétés de la cloche se poursuivaient.
« Le duc, fit Cendres. Charles le Téméraire est entré en agonie. »
La main de la Faris, qui tenait toujours celle de Cendres, se crispa encore. « Si c’est bien la vérité, alors je n’ai plus le choix, à présent… ! »
Cendres fit la grimace sous la vigueur de cette poigne qui lui comprimait les osselets de la main.
Un calme absolu descendit sur elle. Comme sur la ligne de bataille, quand le temps semble ralentir, elle prit sa décision et commença à mouvoir son corps, crispant sa main gauche toujours recouverte de son gantelet de métal, choisissant comme cible la gorge sans protection de la Wisigothe, bandant les muscles du bras pour projeter le bord tranchant de la plaque des jointures directement à travers l’artère carotide.
Est-ce que je vais y parvenir avant les flèches ? Oui. Il faut que ce soit au premier coup ; pas de deuxième chance, je serai lardée de flèches…
« L’étendard du duc de Bourgogne ! » beugla un nazir wisigoth, sa voix grave chevrotant dans les aigus sous l’effet de la surprise.
Comme si elle ne courait aucun danger, la Faris lâcha la main de Cendres et s’avança, quittant la table et le dais. Cendres se demanda : Pourquoi est-ce que je ne fais rien ? et, effarée, regarda dans la direction qu’indiquait le nazir.
Son cœur bondit dans sa poitrine.
Le vantail de la porte nord-ouest de Dijon était ouvert.
Ouvert pendant que tout le monde restait figé par le glas de l’abbaye, supposa Cendres : la herse levée, les grandes barres retirées – Merde ! Est-ce qu’ils arriveront à la refermer avant qu’il y ait un assaut ?
Les ordres criés par la Faris tonnèrent à ses oreilles. Aucun soldat wisigoth ne bougea. Cendres fit des efforts pour voir qui procédait à une sortie. Elle vit un homme à cheval, porteur du grand étendard bleu et rouge des ducs de Valois, et personne à ses côtés : ni nobles, ni duc miraculeusement levé de son lit de mort, personne. Juste un homme à pied, et un chien.
Sur un ordre perplexe de la Faris, les soldats wisigoths s’écartèrent pour laisser passer le cavalier et l’homme à pied.
Cendres commença à enfiler son gantelet droit, manipulant les boucles avec maladresse. Elle jeta un rapide coup d’œil vers Rochester et son escorte, à trente pas de là, misérablement dépassés par le nombre des légions wisigothes.
Le porte-étendard traversa la terre battue. Il tira sur les rênes à quelques pas de la Faris. Cendres ne reconnut pas l’homme, car seulement une petite partie du visage était visible sous sa visière relevée. Elle se demanda s’il s’agissait d’Olivier de La Marche et lut à sa livrée que ce n’était pas lui, que ce n’était aucun grand noble bourguignon. Rien qu’un archer à cheval.
Tandis que la Faris et elle continuaient à le regarder fixement, l’homme à pied avança. Il retira son chapeau.
Son molosse en laisse, un grand chien au museau carré, avec une tête qui semblait trop grosse pour son corps, renifla rapidement la jambe de Cendres.
« C’est un limier[58] », s’écria-t-elle, rompant le silence sous l’effet de la surprise.
L’homme – âgé, cheveux blancs, les pommettes couperosées par une vie passée le plus clair du temps au grand air – sourit avec une lente satisfaction. « C’est bien ça, damoiselle capitaine Cendres, et un des meilleurs. Il peut retrouver un cerf de dix ans, ou un sanglier à grandes défenses, ou même la licorne, j’en fais foi devant le Christ et tous Ses saints. »
Un coup d’œil vers la Faris montra à Cendres que la Wisigothe le regardait avec la stupeur la plus totale.
« Damoiselle capitaine général Faris ? » L’homme s’inclina. Il s’exprimait avec déférence, et un peu de lenteur. « Je suis venu requérir la permission pour la chasse de passer sans encombre.
— La chasse ? » La Faris tourna un visage complètement médusé, d’abord vers Cendres, puis vers la trentaine de ka’idhi qui approchaient maintenant pour l’entourer. « La chasse ? »
Mais c’est de la démence ! Cendres, bouche bée, ne pouvait que regarder l’homme fixement. Si j’en donne l’ordre à présent et que nous filons droit vers la porte, pouvons-nous y parvenir ?
Le vieillard barbu baissa les yeux et murmura quelque chose, impressionné par la présence des commandants de toutes les légions wisigothes ainsi que par celle du commandant de leur armée. Le limier secoua la tête, faisant voler ses oreilles rondes et pendantes, et remua une queue de rat avec un enthousiasme pressant.
Le regard sombre de la Faris se dirigea une fois vers Cendres, tandis qu’elle déclarait avec douceur : « Grand-père, tu ne cours aucun danger. On nous enseigne à révérer les vieux et les sages. Dis-moi quel message tu nous amènes du duc. »
L’homme aux joues couperosées leva les yeux. D’une voix plus sonore, il dit : « Nul message, dam’selle. Et y en aura pas, d’ailleurs. Le duc Charles sera mort avant midi, à ce que disent les prêtres. On m’envoie vous demander : Laisserez-vous passer la chasse ?
— Mais quelle chasse ? »
Là, on en est au même point ! songea Cendres, qui n’allait pas interrompre la Wisigothe. Quelle chasse ?
« C’est la coutume, dit l’homme. On choisit les ducs de Bourgogne par la chasse, la chasse du cerf. »
Quand la Faris continua de le considérer dans un silence total, il ajouta doucement : « Il en a toujours été ainsi, Damoiselle capitaine général. Dès lors que le duc Charles est près de mourir, il faut chasser le cerf pour trouver son successeur. Celui qui capturera la proie prendra le titre de duc. On m’a prié de vous demander libre passage à travers votre camp. Si vous l’accordez, alors Jombart, ici présent, et moi irons en quête de la proie. »
La Faris leva les mains pour faire taire ses officiers. « Ka’idhi !
— Mais c’est de la folie… » Un homme, en qui Cendres reconnut à présent Sancho Lebrija, se tut sous le regard de la Faris.
La Wisigothe demanda : « Capitaine Cendres, avez-vous connaissance de ceci ? »
Cendres considéra le piqueur aux cheveux blancs. Si les commandants wisigoths intimidaient l’homme, il se tenait toujours avec une confiance sereine dans son art.
« Je n’en sais foutre rien ! confessa-t-elle. Ce n’est même pas la saison de la chasse au cerf, en ce moment. Elle s’est achevée lors de la dernière fête de la Sainte-Croix[59].
— Damoiselle, cela doit se passer lorsque les circonstances l’exigent, quand l’ancien duc meurt.
— C’est une ruse pour évacuer leurs nobles de la cité assiégée ! s’emporta Sancho Lebrija.
— Pour aller où ? riposta la Faris. La guerre est passée sur cette terre. Villes et châteaux ont été mis à sac. À moins que vous ne pensiez qu’ils vont traverser nos forces, marcher des centaines de milles vers le nord et la famine, et jusqu’aux Flandres – et alors, il n’y aura rien pour eux, là-bas, sinon la guerre, encore. Ka’id Lebrija, avec la mort de leur duc, ils seront sans chef ; que peuvent-ils faire ? »
Le chasseur interrompit cet échange en gothique carthaginois dont il était douteux qu’il comprît grand-chose. « Damoiselle, il n’y a pas beaucoup de temps. Laisserez-vous la chasse passer, puis regagner la ville, sans vous en prendre à elle ? »
Le regard de Cendres alla distraitement et machinalement vers le ciel. Au sud-est, le soleil blanc était suspendu au-dessus de l’horizon. Des voiles de nuées le couvraient et le découvraient, et une fine neige poudreuse traversait les airs. Les relents de fumée de bois étaient puissants à ses narines. Elle songea : La faiblesse de la lumière n’est peut-être due qu’à l’automne.
« Peut-être », déclara Cendres, pressante, à la Faris, enchaînant sur les paroles du vieillard, « peut-être qu’un duc en vaut bien un autre. »
Les ka’idhi et harifi qui entouraient la Faris jetèrent un coup d’œil de vague agacement vers Cendres, comme si elle venait de prononcer un commentaire frivole. Seule la Faris, soutenant le regard de Cendres, inclina la tête d’une fraction de centimètre.
« Je donne mon accord à ceci », dit-elle, et elle pivota pour affronter les exclamations de ses officiers. « Silence ! »
Les commandants wisigoths se turent. Cendres les vit échanger des regards. Elle s’aperçut qu’inconsciemment, elle avait commencé à retenir sa respiration.
« Je leur laisserai observer leur coutume, déclara la Faris. Nous sommes venus conquérir cette terre. Je ne veux pas que se reproduise la situation d’Ibérie, avec mille nobliaux en querelle, sans qu’un seul homme puisse parler pour les contrôler ! »
Certains de ses officiers hochèrent la tête sur un mode approbateur.
« Si nous devons imposer une administration à un pays conquis, il vaudrait mieux qu’ils aient un duc pour obéir, et que nous l’ayons pour le faire obéir. Sinon, il n’y aura que le chaos, le règne de la populace et cent petites guerres pour nous enliser en ces lieux, une fois venu le moment de nous battre contre le Turc. »
Nouveaux hochements de tête et commentaires à voix basse.
Même à moi, ça paraît convaincant ! se dit Cendres, avec un amusement acerbe et étonné. Et c’est au moins à moitié vrai… De toute évidence, je ne suis pas la seule bonne baratineuse de la famille.
« Dites à vos maîtres que je laisserai passer la chasse, annonça la Faris au chasseur. À une condition. Une compagnie de mes hommes chevauchera à votre suite, pour s’assurer que vous et votre nouveau duc retournez bien dans la ville. »
Elle éleva la voix pour que tout le groupe des officiers puisse l’entendre :
« Tant que vous chasserez ce jour, que la trêve de Dieu prévale sur ce camp et dans Dijon comme pour un jour saint, sans qu’aucun homme ne lève la main contre un autre. Tous les combats cesseront. Capitaine Cendres, en répondrez-vous ? »
Cendres, son expression parfaitement maîtrisée, se permit un rapide coup d’œil sur l’armée des serfs, les officiers de moindre rang. Ça ne leur plaît pas. Je me demande combien il s’écoulera de temps avant qu’ils ne réagissent – par une mutinerie ? Quelques heures ? Quelques minutes ?
La Faris a peut-être perdu le contrôle, ici même.
Mieux vaut agir tant qu’elle est encore aux commandes.
La cloche solitaire sonna dans l’air humide et froid.
Si un duc n’en vaut pas un autre, songea-t-elle, gravement, nous n’allons pas tarder à l’apprendre.
« Oui, répondit Cendres à voix haute. Si Olivier de La Marche n’est pas un parfait idiot, oui, je garantis que les combats cesseront, que la trêve sera observée ce jour. Jusqu’à prime, demain ?
— Fort bien. » Fermement, la transpiration aux tempes, la Faris se retourna vers le chasseur. « Allez. Chevauchez, menez votre chasse. Choisissez-vous un nouveau duc de Bourgogne. Ne perdez pas de temps. »